Licenciement annulé d’un conducteur de bus : quand les mandats syndicaux priment sur la sécurité des usagers

Écrit le
29 avril 2025

Le Tribunal administratif de Cergy-Pontoise a décidé d’annuler, suivant jugement du 10 avril 2025 n°2405142, l’autorisation de licenciement délivrée par l’inspection du travail à l’encontre d’un salarié protégé, conducteur de bus au sein d’une société de transport investie d’une mission de service public, malgré un incident grave impliquant une jeune collégienne.

De fait, la juridiction pose selon nous une question lourde de sens : à quel moment la sécurité des usagers, et en particulier celle des enfants, devient-elle moins impérieuse que la protection statutaire d’un salarié ?

 

  • Rappel des faits à l’origine de la saisine du Tribunal administratif

Le 27 novembre 2023, une collégienne a été percutée par un conducteur de bus – un salarié protégé – alors qu’elle traversait un passage piéton, étant précisé que le feu était au vert pour les piétons.

Le témoignage des parents d’élèves et une fiche d’incident émise par l’autorité organisatrice décrivent un comportement « dangereux et récurrent » du chauffeur notamment au regard de nombreux manquements, à savoir :

  • usage du téléphone au volant,
  • non-respect des feux piétons,
  • excès de vitesse.

C’est dans ce contexte que l’employeur a sollicité l’autorisation de licenciement du salarié protégé auprès de l’Inspection du travail.

Par décision du 5 février 2024 ; cette dernière a autorisé la société à procéder au licenciement dès lors qu’elle considérait :

« Le manque de vigilance [du salarié], au vu de l’ensemble des éléments précités, à savoir son expérience dans la conduite, la parfaite connaissance du circuit et la vigilance accrue que nécessite le transport d’enfants, constitue un fait fautif d’une gravité suffisante pour justifier une sanction. »

 

Ainsi, le salarié protégé était licencié pour faute grave le 14 février 2024.

Le Tribunal administratif ayant été saisi, il annulait, par jugement en date du 10 avril 2025, ladite autorisation, tout en reconnaissant comme établie la matérialité des faits, aux motifs suivants :

« En l’absence d’accident et de blessure occasionnée, et compte tenu des circonstances telles que décrites dans la décision en litige, […] le manquement relevé à l’encontre [du salarié] ne saurait être regardé comme étant d’une gravité suffisante pour justifier son licenciement.

 

  • Vers une surprotection des mandats au détriment de la sécurité des usagers

La décision rendue le 10 avril 2025 soulève de sérieuses préoccupations quant à la place accordée à la sécurité des usagers dans l’appréciation des fautes disciplinaires, en particulier dans le secteur du transport public.

En annulant l’autorisation de licenciement d’un salarié dont les manquements ont été reconnus comme fautifs, la juridiction a considéré que l’absence de blessure, de récidive et d’antécédents suffisait à exclure la gravité nécessaire pour justifier une telle sanction

Une telle motivation appelle plusieurs critiques.

Tout d’abord, c’est à tort que le Tribunal a affirmé que le salarié ne présentait aucun antécédent disciplinaire relatif à des manquements aux règles de sécurité.

En effet, plusieurs éléments versés aux débats par la société démontraient l’existence de manquements antérieurs de sa part.

Ainsi, par cette interprétation contestable, le Tribunal a minimisé non seulement le risque réel encouru par les usagers, mais aussi passé sous silence la récurrence de comportements pourtant incompatibles avec les exigences de vigilance propres à la conduite de véhicules de transport collectif.

Surtout, et c’est sans doute le point le plus préoccupant – la décision repose essentiellement sur le fait qu’aucune blessure n’a été constatée, ce qui revient à suggérer que seule la survenance d’un accident corporel aurait pu justifier un licenciement.

Or un tel raisonnement, difficilement défendable, laisse entendre qu’un enfant doit subir d’importantes blessures physiques pour que la gravité de la faute soit reconnue, excluant ainsi toute logique préventive.

La position du Tribunal administratif est d’autant plus discutable que la formulation même du jugement – selon laquelle l’enfant « a failli être percutée » – contredit des éléments versés aux débats attestant que l’enfant a effectivement été heurtée par le bus.

Ainsi, en s’en tenant à une lecture restrictive et partielle des faits, le Tribunal semble avoir fait le choix de minimiser à la fois la portée de l’accident et la nature du danger auquel sont exposés quotidiennement les usagers, en particulier les mineurs.

 

  • Une décision préoccupante malgré des manquements répétés

Au-delà des griefs visés à l’appui de la demande d’autorisation de licenciement, le salarié concerné faisait l’objet de plusieurs rappels à l’ordre antérieurs liés au non-respect des règles de sécurité.

Sur ce point, il convient de rappeler que les fautes déjà sanctionnées, même de gravité limitée, peuvent être prises en compte pour apprécier la gravité d’un nouveau comportement fautif.

Surtout, l’existence d’antécédents disciplinaires peut aggraver l’appréciation des faits. (CE, 27 juin 1990, n° 98.011, Sté Castorama)

Dans un contexte aussi sensible que celui du transport scolaire, ces avertissements répétés auraient dû être perçus comme un signal d’alerte justifiant une sanction disciplinaire d’une particulière fermeté.

Surtout, les manquements du salarié loin d’être anecdotiques, traduisent un décalage professionnel incompatible avec les impératifs de sécurité propres à ce secteur.

En définitive, plutôt que de considérer cette accumulation comme un indicateur préoccupant conformément à la position constante de la jurisprudence, le Tribunal l’a reléguée au second plan, ce qui est particulièrement regrettable.

 

  • Des exigences de sécurité difficilement conciliables avec la décision rendue

Si la protection des représentants du personnel constitue un fondement essentiel, elle ne saurait pour autant neutraliser toute possibilité de sanction, y compris en cas de comportements mettant en danger les usagers.

Ce jugement opère à cet égard un déséquilibre préoccupant entre les garanties statutaires accordées aux salariés investis d’un mandat et la nécessité impérieuse de protéger les publics les plus vulnérables.

En estimant que les faits ne sont pas suffisamment graves, le Tribunal administratif crée une incertitude juridique sur la portée et l’application des règles de sécurité que l’employeur est tenu de faire respecter, tant dans le cadre de son activité que pour les usagers.

Surtout, en cas de nouvel incident, la question de la responsabilité morale, voire juridique, de l’employeur se posera de manière inévitable.

Cette décision ne constitue pas seulement une prise de position sur le plan disciplinaire ; elle remet en cause la confiance que collectivités et les usagers peuvent légitimement placer dans une entreprise investie d’une mission de service public. Elle marque ainsi un recul du droit à la prévention, dans un domaine où la moindre défaillance peut entraîner des conséquences irréversibles.

A fortiori lorsque le salarié concerné est en droit de réclamer sa réintégration et de reprendre le volant en ayant reçu pour seul message que son comportement, bien que fautif, pouvait se maintenir puisqu’aucun licenciement n’était encouru.

Une décision lourde de sens.

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