Des critiques sur la gestion d’un service par un salarié […]

Cour d’appel de Versailles, 11ème chambre, 9 septembre 2021, n°19/02966

Cass. Soc. 22 mars 2023, n°21-23.455

> Les faits de l’espèce :

Un salarié est engagé le 3 janvier 2005 en qualité de responsable contrôle qualité au sein d’une mutuelle de militaires.

Promotion forcée, celui-ci est contraint d’assurer seul le fonctionnement du service au sein duquel il était employé en raison du congé maternité de sa supérieure hiérarchique du mois d’avril au mois d’octobre 2016.

À son retour de congé, cette dernière établissait un rapport sur la gestion du service pendant son absence, comprenant un certain nombre de critiques à son égard.

Le 21 novembre 2016, ce dernier alertait son employeur sur :

  • la diffusion de cet état des lieux qu’il considérait comme humiliant ;
  • l’absence de réponse à son courriel de contestation du constat dressé à son encontre.

La société n’y donnait aucune suite.

8 jours plus tard, le salarié était placé en arrêt de travail, lequel durera 5 mois avant qu’il ne soit déclaré inapte par le médecin du travail.

Le 7 juillet 2017, il était licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement.

Le 28 août 2017, il saisissait le conseil de prud’hommes de Boulogne-Billancourt aux fins de contester son licenciement, estimant que son inaptitude n’était que la résultante du harcèlement qu’il prétendait avoir subi. La juridiction prud’homale le déboutait toutefois de l’intégralité de ses demandes.

Il interjetait appel devant la Cour d’appel de Versailles qui, par un arrêt du 9 septembre 2021 :

  • jugeait que le licenciement du salarié était nul compte tenu de ce que l’inaptitude était bien à l’origine de son licenciement, condamnant en outre la société à devoir verser des dommages et intérêts pour harcèlement moral ;
  • y ajoutait une condamnation au titre du manquement à l’obligation de sécurité.

Saisie, la Cour de cassation rejette le pourvoi, et comme souvent, se retranche derrière l’analyse des magistrats de la cour d’appel.

Elle estime ainsi, en premier lieu, que l’employeur se contentait finalement de « contester seulement l’appréciation souveraine par la cour d’appel des éléments de fait et de preuve dont elle a, sans méconnaître les règles spécifiques de preuve et exerçant les pouvoirs qu’elle tient de l’article L. 1154-1 du Code du travail, déduit tant l’existence de faits précis qui, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral que l’absence de justification par l’employeur d’éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. »

Elle juge, en second lieu, que la cour d’appel a parfaitement pu déduire l’existence d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité dès lors qu’elle a constaté que :

  • « le 21 novembre 2016, le salarié a alerté ses supérieurs hiérarchiques à propos de la situation de souffrance dans laquelle il se trouvait à la suite de la diffusion par sa supérieure hiérarchique directe d’un état des lieux humiliant et de l’absence de suite donnée à son courriel de contestation du 14 novembre 2016» ;
  • et que «  l’employeur ne justifie d’aucune réaction à réception du message du 21 novembre 2016 et n’établit même pas y avoir répondu. »

> Des décisions critiquables à plusieurs égards :

  • Sur la mise à mal du pouvoir de direction de l’employeur

Si le salarié a pu estimer que les critiques émises par sa supérieure hiérarchique sont offensantes à son égard, il s’agit d’une interprétation purement personnelle dès lors que les termes utilisés au sein du constat sont tout à fait professionnels et exempts de propos irrespectueux ou insultants.

Pour s’en convaincre, il suffit de lire ceux-ci :

« – un service enlisé dans la gestion des réclamations sur un périmètre restreint, qui a peu avancé depuis sa création en février 2015, générateur de frustration et d’incompréhension tant en interne qu’en externe ;

-manque de méthodologie commune

-un management opérationnel en inadéquation avec les objectifs et le fonctionnement du service

-un suivi de l’activité qui ne permet pas d’anticiper les crises (on regarde ce qu’on a fait)

-manque de visibilité du reste à faire (‘) On se laisse submerger par le volume de réclamations en temps de crise … »

Les juges du fond vont pourtant – de manière tout à fait surprenante – estimer que ces critiques remettent en cause de « manière dure et inadaptée le travail accompli » et que les termes employés sont « brutaux ».

Pourtant, si les termes employés peuvent paraitre durs – bien que cela soit largement discutable – il n’en demeure pas moins que cela ne suffit pas à caractériser une situation de harcèlement moral.

Il est aussi regrettable que les juges ne s’expliquent pas sur les raisons pour lesquelles ils ont estimé que les critiques étaient inadaptées.

Ils vont également retenir le fait que le salarié avait un compte-rendu d’évaluation positif pour l’année précédente et qu’il avait été augmenté 4 mois auparavant, de sorte que finalement, selon eux, le salarié ne pouvait plus recevoir de critiques.

Ceci n’est pas plus sérieux et démontre un positionnement pour le moins subjectif.  

En effet, des critiques sur la gestion d’un service – dans des termes que l’on peut considérer comme professionnels – ne peuvent sérieusement caractériser une situation de harcèlement moral, sauf à réduire à néant le pouvoir de direction de l’employeur.

Précisons en outre que le salarié avait le statut cadre, de sorte que l’employeur pouvait légitimement faire preuve d’exigence à son égard.

  • Sur l’absence de démonstration par le salarié d’agissements répétés et le renversement de la charge de la preuve du harcèlement

Pour mémoire, le harcèlement moral, pour être caractérisé, suppose des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de :

  • porter atteinte à ses droits et à sa dignité ;
  • d’altérer sa santé physique ou mentale ;
  • ou de compromettre son avenir professionnel (article L. 1152-1 du Code du travail).

Ainsi, un agissement unique ne suffit pas à caractériser le harcèlement moral.

Il revient, en outre, au salarié d’apporter dans un premier temps les « éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement moral » et ce n’est qu’en présence de tels éléments que la société devra prouver que ses agissements sont justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement (article L. 1154-1 du Code du travail).

Or, le seul et unique fait générateur à l’origine de la dénonciation du salarié était la diffusion d’un état des lieux critique à son égard.

Aucun autre fait – si ce n’est l’absence de réaction postérieure de l’entreprise à la dénonciation du 21 novembre 2016 – n’était retenu par les juges du fond pour caractériser la situation de harcèlement moral.

L’existence d’agissements répétés est, dans ces conditions, extrêmement discutable.

Le salarié ne présentait par ailleurs pas, selon nous, d’éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement moral.

En estimant le contraire et qu’il était nécessaire d’analyser les éléments objectifs versés aux débats par la société défenderesse, les juges ont, à notre sens, renversé la charge de la preuve en la faisant peser sur l’employeur.

Bien que regrettable, la décision de la Cour de cassation est inédite et n’est ainsi pas vouée à une large publication.

> Un enseignement à retenir toutefois de ces décisions :

Le salarié faisait valoir au soutien de ses demandes indemnitaires qu’il avait été victime d’un épuisement professionnel.

Les juges du fond vont – fort heureusement – constater qu’en l’absence de pièce probante corroborant ses dires, aucun manquement ne pouvait être reproché à l’employeur sur ce point.

Ils vont toutefois retenir que l’absence de réaction de la société au message de dénonciation d’une situation de souffrance au travail constitue un manquement à l’obligation de sécurité, raisonnement approuvé par la Haute juridiction.

L’inertie de la société justifie ainsi, pour la cour d’appel, sa condamnation au versement de la somme de 5.500 €.

Outre le montant particulièrement important de cette indemnisation, cette dernière vise finalement à indemniser deux fois un même préjudice puisque le salarié s’est également vu octroyer 5.000 € de dommages et intérêts pour harcèlement en raison notamment de l’absence de réponse à cet email ( ! )

Cela étant, ces décisions rappellent la nécessité de toujours réagir face à l’alerte d’un salarié sur ses conditions de travail, et en tout état de cause d’éviter de laisser un courriel ou une lettre sans réponse.

Les situations étant toutes différentes, les réactions le sont tout autant et nous sommes à vos côtés pour vous aider à adapter votre réponse selon les circonstances.

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