Fraude au président : Cas de responsabilité de la banque d’une société victime pour manquement à son devoir de vigilance
31 janvier 2024
Cour d’appel de Paris – Pôle 5 Chambre 6 – 22 novembre 2023 RG n°22/04074
Pour caractériser le manquement au devoir de vigilance de la banque d’une société victime d’une « fraude au président », la Cour d’appel de Paris se fonde sur un faisceau d’indices et précise notamment qu’un simple contre-appel auprès du directeur comptable de la société n’est pas suffisant.
La « fraude au président » apparue dans les années 2010 est une fraude aux moyens de paiement qui touche tous types de sociétés, qu’elle que soit leur taille, leur importance et leur dimension locale ou nationale.
Elle consiste pour l’escroc à usurper l’identité d’un tiers, généralement le dirigeant ou le représentant d’une société, à demander à un salarié de ladite société, régulièrement une personne du service comptabilité, d’effectuer un ou plusieurs virements vers un compte bancaire sous couvert d’une opération urgente et strictement confidentielle.
Dans l’affaire soumise à la Cour d’appel de Paris, une société a été victime d’une escroquerie de ce type en 2015 où les fraudeurs ont contacté la directrice comptable de la société via une fausse adresse courriel imitant celle du représentant légal de la société, lui faisant part d’un sujet strictement confidentiel qu’elle ne devait révéler sous aucun prétexte.
L’usurpation d’identité fonctionnant, les escrocs ont convaincu la directrice comptable de la société d’échanger via une messagerie personnelle et ont réussi à lui soutirer des informations sur la trésorerie de la société pour organiser la mise en place d’ordres de virement revêtant une fausse signature du représentant de la société.
C’est dans ces conditions que la directrice comptable transmettait à la banque de la société le 21 décembre 2015 un ordre de virement pour la somme de 426.000 €, puis le 23 décembre 2015 trois ordres de virements pour les sommes de 485.000 €, 489.000 € et 486.000 €, soit au total des ordres de virements pour la somme de 1.886.000 € en deux jours au bénéfice de comptes bancaires situés en Bulgarie.
La fraude ayant été découverte, la société a averti sa banque et a déposé plainte. Seul le dernier virement de 486.000 € a pu être récupéré. La société a alors décidé de solliciter la condamnation de sa Banque à lui restituer les sommes invoquant un manquement à son devoir de vigilance
Si la banque est tenue à une obligation de non-ingérence dans les affaires de son client, quelle que soit la qualité de celui-ci et n’a pas à procéder à des investigations sur l’origine et l’importance des fonds versés sur son compte ni à s’interroger sur l’existence de mouvements de grande ampleur, cette obligation trouve sa limite dans le devoir de vigilance auquel elle est soumise.
En effet, dès lors que l’opération révèle une anomalie apparente, matérielle ou intellectuelle, soit par les documents fournis, soit de la nature de l’opération elle-même ou encore du fonctionnement du compte, le prestataire de service de paiement doit faire preuve de prudence et de diligence.
Pour caractériser un manquement de la banque à son devoir de vigilance, la Cour d’appel s’est fondée sur plusieurs indices.
1°/ Dans un premier temps, la Cour d’appel a relevé une anomalie matérielle apparente affectant la signature du payeur. En l’espèce, cette anomalie avait attiré l’attention de la banque, celle-ci l’ayant signalé dans des documents par les mentions « signature non trouvée » ou « non conforme ».
2°/ Dans un deuxième temps, la Cour d’appel s’est intéressée au montant des ordres de virement et à leur destination et en a conclu à un fonctionnement anormal du compte.
Elle a considéré que la réitération des ordres de virement en cause, de montants importants et comparables, donnés sur une courte période, caractérisait un fonctionnement anormal du compte.
Cette position avait déjà été celle de la Cour d’appel de Grenoble qui, par un arrêt en date du 9 novembre 2023, avait pris en compte le montant des ordres de virement qui représentaient dans l’espèce douze fois le montant mensuel moyen des débits de la société victime, pour caractériser un manquement de la banque (Cour d’appel de Grenoble – chambre commerciale – 9 novembre 2023 RG n°22/03433).
Quant à la destination des ordres de virements, la Cour d’appel dans son arrêt en date du 22 novembre dernier, retient que les ordres de virements étaient au bénéfice de destinataires situés en Bulgarie.
3°/ Dans un troisième temps, la Cour d’appel rappelle la nécessité pour la banque de vérifier l’authenticité de l’ordre de virement et si celui-ci émane d’une personne habilitée à le donner. En l’espèce, la directrice comptable de la société n’avait pas pouvoir de mouvementer le compte mais seulement celui de transmettre les ordres de paiement à la banque mais avec un plafond de validation fixé à 150.000 € par jour. De sorte que les virements litigieux excédaient ce plafond.
Si la banque a procédé à des contre-appels auprès de la directrice comptable de la société afin de procéder à des vérifications, la Cour d’appel considère que cette démarche restait insuffisante et superficielle car le contrôle effectué était dépourvu de toute efficacité dès lors que le contre-appel n’était pas passé à la personne habilitée à donner l’ordre de paiement et à le signer.
Toutefois, la Cour d’appel a constaté que la directrice comptable n’avait pas déployé toute la prudence requise lors de la transmission des ordres de virements, en ne s’étonnant pas de la teneur des messages qui lui étaient adressés, en fournissant les éléments matériels de la fraude aux escrocs, et en indiquant à la Banque que l’objet des virements étaient des « mouvements de trésorerie » (faux motif de nature à rassurer la Banque) alors qu’ils étaient censés financer l’achat d’une société cotée.
Par conséquent, la Cour d’appel a confirmé l’existence d’un manquement au devoir de vigilance de la part de la banque mais a néanmoins pris en compte l’imprudence commise par la préposée de la société pour conclure à un partage de responsabilité, à raison de 80% pour la banque et 20% pour la société, des virements non récupérés par cette dernière.