Le retour en force du préjudice nécessaire

(Cass. soc., 27 sept. 2023, n°  21-24.782 , F-B)

Par une décision du 27 septembre 2023, la Cour de cassation a considéré que le dépassement de la durée maximale hebdomadaire de travail de nuit ouvre droit automatiquement à réparation du préjudice.

  • Définition du « préjudice nécessaire »

En droit civil, le principe général est celui de la réparation intégrale du préjudice, qui commande de ne réparer que le préjudice subi par la victime, sans qu’il n’en résulte pour elle, ni perte, ni profit. (Cass. 3ème Civ. 12 janvier 2010, n°08-19.224)

Autrement dit, l’indemnisation doit en principe réparer tout le dommage, mais rien que le dommage, sans excéder le montant du préjudice. (Civ. 2e, 9 nov. 1976, n° 75-11.737)

L’idée est que la victime soit replacée dans la situation qui aurait été la sienne si la faute alléguée n’avait pas été commise (Civ. 1ère 17 juillet 1996 n°94-18181 Bull Civ. 1 n°327).

Pourtant, le droit du travail déroge régulièrement à ce principe à travers le principe du « préjudice nécessaire ».

Le préjudice est dit nécessaire quand un juge considère que la victime n’a pas à justifier de l’étendue de son préjudice pour en obtenir réparation.

Autrement dit, le dommage se déduit de la faute de l’employeur, sans même que le salarié n’ait à présenter des éléments probants pour démontrer qu’il a subi un préjudice découlant directement de cette faute (L . Gratton, Le dommage se déduit de la faute : RTD civ. 2013, p. 275 et s.).

Le préjudice est ainsi présumé et, en pratique, impossible à contester utilement par l’employeur : dès lors que son manquement est reconnu, il est condamné.

  • Le développement de la théorie du préjudice nécessaire en droit du travail

Dans un premier temps, le préjudice « nécessaire » ou « automatique » a été reconnu par la Cour de cassation dans de nombreux domaines du droit du travail :

  • le défaut de mention dans la notification de licenciement de la priorité de réembauchage en cas de licenciement pour motif économique ( soc., 16 déc. 1997, n° 94-42.089)
  • le non-respect de la procédure de licenciement ( soc., 18 févr. 1998, n° 95-42.500)
  • la stipulation d’une clause de non-concurrence nulle ( soc., 12 janv. 2011, n° 08-45.280)
  • le défaut ou même le simple retard de délivrance de l’attestation d’assurance chômage entraîne nécessairement un préjudice qui doit être réparé par les juges du fond ( soc., 17 sept. 2014, n° 13-18.850)
  • l’absence de mention relative à la convention collective applicable sur le bulletin de salaire ( soc., 4 mars 2015, n° 13-26.312)

  • Le revirement de principe de la Chambre Sociale, le 13 avril 2016

Cette jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation a connu un coup d’arrêt le 13 avril 2016, lorsqu’elle a posé le principe selon lequel « l’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond » (Cass. soc., 13 avr. 2016, n° 14-28.293).

En d’autres termes, cet arrêt posait pour principe que tout préjudice doit être justifié et ne pourrait faire l’objet d’une indemnisation « automatique » ou « nécessaire », réconciliant ainsi le droit du travail avec le droit civil général.

  • Les applications de ce revirement jurisprudentiel

À compter de cette date, la Cour de cassation a opéré plusieurs revirements de jurisprudence, pour considérer que le manquement d’un employeur pouvait ne pas avoir eu de conséquence dommageable.

Tel a été le cas en cas de :

  • défaut d’information sur la convention collective ( soc., 17 mai 2016, n° 14-21.872) ;
  • d’illicéité de la clause de non-concurrence ( soc., 25 mai 2016, n° 14-20.578) ;
  • défaut de remise ou de remise tardive des documents nécessaires à la détermination exacte des droits du salarié ( soc., 13 avr. 2016, n°14-28.293 ; 16 juin 2016, n° 15- 15982) ;
  • d’inobservation de la procédure de licenciement ( soc., 30 juin 2016, n° 15-16.066).
  • défaut d’organisation d’une visite médicale par l’employeur ( soc., 27 juin 2018, n°17-15.438) ;
  • d’absence d’établissement du document unique d’évaluation des risques ( soc., 25 septembre 2019,  n°17-22.224) ;
  • d’inobservation des règles relatives à l’ordre des licenciements ( soc., 26 février 2020, n°17-18.136, n°17-18.137, n°17-18.139) ;
  • défaut d’organisation d’élections partielles ( soc., 4 novembre 2020, n°19-12.775).

  • Le retour de la théorie du préjudice nécessaire pour certains manquements graves, confirmé par cette décision du 27 septembre 2023

Cependant, paradoxalement, la Cour de cassation a régulièrement rendu des arrêts inverses faisant référence à la théorie du « préjudice nécessaire », par exception, lorsque :

  • le salarié perd de façon injustifiée son emploi ( soc. 13 septembre 2017 n° 16-13.578 FP-PBRI)
  • l’employeur n’a pas mis en place d’institutions représentatives du personnel ou n’a pas accompli les diligences nécessaires à leur mise en place, dans le cadre d’une procédure de licenciement économique ( soc. 17 octobre 2018 n° 17-14.392 FS-PB)
  • la durée maximale hebdomadaire de travail est constatée (Cass. Soc. 26 janvier 2022, n°20-21.636 FS-B)
  • le repos journalier et hebdomadaire n’est pas respecté ( Soc. 14 décembre 2022, n°21-21.411 F-D)
  • il est constaté un dépassement de la durée maximale quotidienne du travail ( Soc. 11 mai 2023, n°21-22.281 FS-B)

Ainsi, le 27 septembre 2023, lorsqu’elle censure la Cour d’appel qui déboute le salarié de sa demande en paiement de dommages-intérêts pour non-respect de la durée maximale hebdomadaire de travail de nuit, sans constater que l’employeur justifiait l’avoir respectée ; cela revient à considérer que le dépassement de la durée maximale hebdomadaire de travail de nuit ouvre droit automatiquement à réparation du préjudice. (Cass. soc., 27 sept. 2023, n°  21-24.782 , F-B)

En synthèse, un principe semble se dégager, celui du retour de la théorie du préjudice nécessaire, principalement en cas de violation de règles européennes sur le temps de travail, qui ouvre donc droit, à elle-seule, à réparation.

Une porte largement ouverte à toutes les dérives financières.

En revanche, la Cour de cassation ne semble pas revenir sur l’abandon de cette théorie pour des manquements moins graves de l’employeur.

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